L'écharpe rouge
Dans un port, aux portes du cabaret du ''Gros cygne'' à l'aspect un
peu louche, vers 23h, Nestor Lallau, quarante ans, huissier auprès du
tribunal de grande instance, vient d'être agressé. Touché
par plusieurs balles, il agonise avec un grand éclat de rire alors que
Humbert Mulot, 20 ans, une écharpe rouge autour du cou, passe par là
et appelle les secours.
Madame Paule, la tenancière du bordel clandestin situé à
proximité, n'a entendu ni les coups de feu, ni les coups portés
sur la porte par le passant avant qu'il n'alerte la police.
L'inspecteur Lucien Dambrine, un original moustachu, pourvu d'un double menton,
entretenant un rapport tout à fait singulier avec la chanson dont il
émaille son travail, est chargé de l'enquête. Dans son bureau
à la lumière crue, trône une vieille machine à écrire.
« Sur le mur, une étagère : un sabre et trois pistolets
anciens. [
] Au-dessus un poster de Blanche-neige. »
Humbert, témoin principal voire suspect principal, est interrogé
prioritairement. Le jeune homme, qui se dit « français
appartenant aux jeunesses hitlériennes », n'a visiblement
rien à voir avec cette histoire, mais son écharpe rouge si élégante
et la culotte de peau cachée sous son pantalon troublent le commissaire
plus que de raison.
Rien ne pourra être retenu contre lui mais le brigadier Mathis, celui
qui porte un masque de Mitterrand au commissariat et un casque de mineur pourvu
d'un gyrophare sur la tête avec des palmes aux pieds lors de ses sorties,
est quand même chargé de le filer discrètement pour s'en
assurer tandis que l'inspecteur soumettra Madame Paule à un interrogatoire
aléatoire comme il en est coutumier. De quoi apprendre que le lieu qui
la fait vivre est en fait un ''bordel animalier'' pour zoophiles mais qu'elle
ne sait rien de ce qui s'est passé hors de son établissement.
Pourtant, la clef de cet horrible assassinat est bien cachée là...
Humbert, entre deux interrogatoires, continue à hanter les quais avec
son écharpe qui semble tant troubler l'inspecteur. « Il
s'arrête quelques instant. [
] Trois matelots, un noir, un jaune
et un bleu, l'insultent dans une langue inconnue, un sabir où il croit
percevoir des mots de russe, d'espagnol et de prussien oriental. »
Après s'être entretués pour quelques cacahuètes,
les marins transformés en chats volants continuent à lancer des
injures à tout va aux passants : « Pédoule ! Crapougnette ! Zouébale ! Xéphobe... »
On ne retrouvera pas ici l'auteur sensible et rock qui, de romans en nouvelles,
file sa nostalgie des années soixante, des jeunes filles en fleurs et
de cette Picardie rurale ou provinciale qui semble avoir arrêté
les pendules à hauteur de sa propre vie, que nous connaissions jusqu'alors.
C'est ici une vraie pièce policière, avec un meurtre, un inspecteur
et une enquête, que nous offre Philippe Lacoche et la surprise est de
taille. Non seulement parce que c'est une grande première pour l'aspect
''policier'' autant que pour le choix nouveau d'une forme théâtrale
mais parce que l'auteur y a trouvé une liberté ludique toute nouvelle,
à hauteur de son goût pour la provocation et l'humour.
Le texte, dynamique et à la construction sans faille, avec une écriture
toujours aussi maîtrisée, met ses pas dans les traces de Lewis Carroll
pour accoster sur le rivage d'un ''non-sens'' très britannique.
C'est délirant à souhait, foisonnant, conjuguant, avec une subtilité
presque sophistiquée, les clichés les plus éculés
et les plus absurdes avec de multiples références tapies derrière
l'anodin.
C'est drolatique et gentiment foutraque, avec une enquête qui pourrait
n'être qu'un prétexte.
Les personnages ne sont que des images stylisées, des caricatures aux
traits épais faites pour ne rien peser et laisser toute la place à
ce décor de port, avec ses marins, son ivresse et ses bordels destinés
à la bourgeoisie qui s'encanaille loin du domicile familial, pour, sur
fond estompé de critique sociale, laisser libre cours à la fantaisie
et au rire.
Le texte a été monté par le Théâtre de l'Alambic
et présenté à Amiens cette saison. Gageons que d'autres
s'en saisiront tant ce texte est jubilatoire, musical et inattendu.
Un pur bonheur !
Dominique Baillon-Lalande
(24/06/14)