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Antoine CHOPLIN

La barque de Masao


Dans le Japon d’aujourd’hui. Masao est ouvrier rectifieur sur l'île de Naoshima et prend chaque soir le ferry pour gagner son studio de Tamaro où les loyers sont plus abordables. Un soir, à la sortie de l’usine, il aperçoit sa fille Harumi venue l'attendre, plus de quatorze ans après leur dernière entrevue. Elle doit approcher la trentaine, a obtenu son diplôme d’architecte et vient sur place six mois environ comme assistante pour l’édification d’un grand musée à Teshima.
De cette enfant dont la mère a disparu peu après sa naissance, Masao n’eut et ne revendiqua jamais la garde dont à Kyoto ses beaux-parents, Kunio et Suzume, s’emparèrent aussitôt. Après avoir assisté à l’accouchement et à ses premières semaines, détruit par la disparition de sa compagne et la culpabilité, l’apprenti charpentier d’alors s’en était donc allé travailler dans les îles de la mer de Seto pour ne revoir sa fille que quelques jours à ses six ans au phare d’Ogijiuma dont il était le gardien. « Si tu savais, Harumi, l’apaisement que m’ont procuré ces premiers temps au phare (…) ce qui, peu de temps avant, n'était qu'une blessure trouvait ici un autre sens. La solitude n'était plus seulement une affaire d'abandon ou de tristesse. Mais aussi une affaire de responsabilité. Mon métier de gardien de phare lui redonnait de l'élégance. » La rencontre s’était déroulée lentement et agréablement au gré de la découverte et l'entretien du phare jusqu'à cette nuit funeste, la quatrième, où un évènement bouleversant les sépara durant de longues années. Dix ans plus tard, quand la nouvelle d’un important séisme à Kyoto lui parvint, après que l’automatisation du phare le pousse à rejoindre les équipes de nettoyage de l’île de Teshima des déchets toxiques qui s’y étaient accumulés depuis des dizaines d’années pour faire place nette aux juteuses perspectives financières qu’offrait un grand projet touristique et après avoir rejoint dans la foulée la grande usine de Naoshima, il s’inquiéta du silence de ses beaux-parents. Entrevoir quelques instants sa fille derrière l’étal d’une distribution solidaire de vêtements et apprendre lors d’un bref échange avec elle que la maison de ses beaux-parents était restée intacte et que tous allaient bien l’avait rassuré. Il lui parlera aussi brièvement de cette barque que depuis plus d’un an il avait entrepris de construire de ses mains. Bien que le père en doute, l’adolescente de seize ans se souviendra de ce passage furtif et de ce projet de barque qui l’avait fait rêver. Leurs retrouvailles vont s’étirer au long des mois d’automne et d’hiver, au fil de leurs rendez-vous sur une île ou une autre, pudiquement, lentement et parfois maladroitement et Masao et Harumi se découvrent et s’apprivoisent. Remontent alors à la mémoire de Masao, les années passées comme gardien du phare d'Ogijiuma, ses heures de plénitude vécues quelques années à bord de sa barque mais aussi un portrait en creux de l’étrange Kazue qui se dessine, fascinante protagoniste d’une lumineuse histoire d'amour partagée vécue par ces deux jeunes gens de vingt ans à peine qui engendrera une longue culpabilité et une grande douleur pour lui et un manque nimbé d’un profond mystère pour leur fille. Le fantôme de cette femme singulière et fascinante qui aimait la marche, la mer, le sable, les cailloux et tissait des kimonos-fantômes à base de grains de riz semble parfois remplir l’espace et danser autour d’eux…

             En neuf chapitres où s’intercalent la troisième personne du singulier pour nous rapporter ces six mois d’échanges et de rapprochement père-fille au présent et la première personne du singulier au passé à travers les pensées intimes ou les monologues de Masao égrainant ses souvenirs, c’est aussi cette mer intérieure de Seto avec ses petites îles distantes d’à peine quelques miles qui, dans leur reliefs, leur milieu naturel, leurs liens et leur identité propre, avec simplicité, lenteur et sérénité, s’offrent à nous non sans garder une part de leur mystère. II en est de même pour la mer qui, plus qu’un décor, est ici à la fois constitutif de Masao lui-même et un personnage à part entière de ce court roman. C’est ainsi à une véritable immersion dans ce paysage sauvage ou urbain du Japon profond qu’Antoine Choplin nous invite. Sans oublier la barque de Masao qui, dépassant ici sa nature première d’objet par la charge affective et symbolique dont l’homme l’a chargée, est présentée comme un acte artisanal de création et d’expression personnelle posé comme un trait d’union entre l’ouvrier (le manuel) et la création artistique qui fait vibrer sa fille. C’est donc très naturellement que cette barque, fil rouge de ce récit qu’elle vient magistralement clore par la belle image de l’homme s’y tenant fièrement debout malgré les courants sous le regard de sa fille, donne son titre à cette émouvante histoire.

En lien avec le travail et la passion de Harumi, l’art et l’architecture – du Musée Chicu à Naoshima, pensé et dessiné par l’architecte Tadao Ando conçu pour laisser entrer une abondance de lumière naturelle afin de modifier l'apparence des Nymphéas de Monet au fil de la journée, à la structure minimaliste en forme de goutte d'eau imaginée à Teshima par l'architecte Ryue Nishizawa  pour accueillir Matrix (œuvre unique de Rei Naito)  invitant le visiteur à une réflexion profonde sur l’art, la vie et la nature du paysage – tiennent également une place de choix. Au-delà de la réflexion esthétique et muséale qui s’y exprime et de l’envie réelle que ces descriptions provoquent d’aller soi-même y voir de près en photo sur internet ou sur place, la question importante et peu traitée du public des musées et des difficultés d’appropriation de l’art par un ouvrier comme Masao qui s’en exclut d’office, est très intelligemment amenée. « Ils traversent un petit jardin soigné, luxuriant et coloré. Harumi explique à Masao qu'il a été conçu comme une réplique de celui d'un artiste français célèbre qui a passé les trente dernières années de sa vie à le peindre. Masao en fait deux fois le tour, à pas lents, puis s'accroupit au bord de la mare jonchée de nénuphars.
– On va voir ses tableaux, c'est ça ?
– Il y en a cinq ici, dit Harumi. En tout, il en a fait des centaines, mais ces cinq-là, on va les voir. Les autres se trouvent un peu partout dans le monde.
– C'est bizarre quand on y pense, dit Masao. Passer tout ce temps å essayer de refaire ce qui existe déjà pour de vrai. Tu trouves pas ? (…)
– Faudrait voir ce qu'en disent les artistes, elle dit. Peut-être qu'ils te parleraient d'un désir d'attraper quelque chose d'insaisissable. Quelque chose de l'instant. De l'attraper et de le figer sur la toile. Afin de le préserver. (…)
– Tu sais, Harumi, je ne sais pas bien ce que signifie être artiste. Mais, même sans le savoir, je dirais volontiers que Kazue en était une. »
En disant cela avec émotion peut-être pensait-il aux assemblages, mosaïques et kimonos-fantômes qui accaparaient sa compagne et calmaient ses angoisses.
Lui, c’était la poésie qu’il avait rencontrée. Quand dans son phare, Masao avait trouvé un dictionnaire oublié par un des anciens gardiens, il l’avait étudié avec méthode, page après page, un mot nouveau pour chaque marée. Puis une vieille habitante de l’île lui avait apporté un recueil de haïkus de Santoka Taneda et les Poèmes de la folie que Hölderlin avait écrit reclus dans une tour au bord du Neckar. Des livres sans cesse relus qui accompagnèrent ses hivers et ne l’ont jamais quitté.

Je ne sais si cela est dû à l’omniprésence de l’eau, à celle de la barque et du fantôme impalpable qui flotte dans l’air ou à l’écriture simple, épurée, délicate, pudique qui capte à merveille les jeux de lumière, à ce regard ébloui sur la beauté de la nature, à ce goût à contre-courant de la lenteur et des silences avec ces phrases écourtées quand la parole advient comme elle peut, mais ce texte magnifique m’a replongée dans l’étrange impression de « temps suspendu » que j’avais ressentie à la lecture de La promesse (2009) d’Hubert Mingarelli avec lequel Antoine Choplin avait écrit en duo L‘Incendie  en 2015. On retrouve dans La barque de Masao cette pureté de l’émotion, cette sensibilité, cette intensité évocatrice, cette poésie, cette profondeur, cette musique qui ensorcelle, vous prend au cœur et vous reste en mémoire. Une bulle magique dans ce monde guerrier, un grand moment de lecture et relecture.

Dominique Baillon-Lalande 
(16/10/24)    



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Buchet-Chastel

(Août 2024)
208 pages - 19,50 €









Antoine Choplin,
né en 1962, poète et romancier, a déjà publié une vingtaine de livres.


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