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Dans le Japon d’aujourd’hui. Masao est ouvrier rectifieur sur l'île de Naoshima et prend chaque soir le ferry pour gagner son studio de Tamaro où les loyers sont plus abordables. Un soir, à la sortie de l’usine, il aperçoit sa fille Harumi venue l'attendre, plus de quatorze ans après leur dernière entrevue. Elle doit approcher la trentaine, a obtenu son diplôme d’architecte et vient sur place six mois environ comme assistante pour l’édification d’un grand musée à Teshima. En neuf chapitres où s’intercalent la troisième personne du singulier pour nous rapporter ces six mois d’échanges et de rapprochement père-fille au présent et la première personne du singulier au passé à travers les pensées intimes ou les monologues de Masao égrainant ses souvenirs, c’est aussi cette mer intérieure de Seto avec ses petites îles distantes d’à peine quelques miles qui, dans leur reliefs, leur milieu naturel, leurs liens et leur identité propre, avec simplicité, lenteur et sérénité, s’offrent à nous non sans garder une part de leur mystère. II en est de même pour la mer qui, plus qu’un décor, est ici à la fois constitutif de Masao lui-même et un personnage à part entière de ce court roman. C’est ainsi à une véritable immersion dans ce paysage sauvage ou urbain du Japon profond qu’Antoine Choplin nous invite. Sans oublier la barque de Masao qui, dépassant ici sa nature première d’objet par la charge affective et symbolique dont l’homme l’a chargée, est présentée comme un acte artisanal de création et d’expression personnelle posé comme un trait d’union entre l’ouvrier (le manuel) et la création artistique qui fait vibrer sa fille. C’est donc très naturellement que cette barque, fil rouge de ce récit qu’elle vient magistralement clore par la belle image de l’homme s’y tenant fièrement debout malgré les courants sous le regard de sa fille, donne son titre à cette émouvante histoire. En lien avec le travail et la passion de Harumi, l’art et l’architecture – du Musée Chicu à Naoshima, pensé et dessiné par l’architecte Tadao Ando conçu pour laisser entrer une abondance de lumière naturelle afin de modifier l'apparence des Nymphéas de Monet au fil de la journée, à la structure minimaliste en forme de goutte d'eau imaginée à Teshima par l'architecte Ryue Nishizawa pour accueillir Matrix (œuvre unique de Rei Naito) invitant le visiteur à une réflexion profonde sur l’art, la vie et la nature du paysage – tiennent également une place de choix. Au-delà de la réflexion esthétique et muséale qui s’y exprime et de l’envie réelle que ces descriptions provoquent d’aller soi-même y voir de près en photo sur internet ou sur place, la question importante et peu traitée du public des musées et des difficultés d’appropriation de l’art par un ouvrier comme Masao qui s’en exclut d’office, est très intelligemment amenée. « Ils traversent un petit jardin soigné, luxuriant et coloré. Harumi explique à Masao qu'il a été conçu comme une réplique de celui d'un artiste français célèbre qui a passé les trente dernières années de sa vie à le peindre. Masao en fait deux fois le tour, à pas lents, puis s'accroupit au bord de la mare jonchée de nénuphars. Je ne sais si cela est dû à l’omniprésence de l’eau, à celle de la barque et du fantôme impalpable qui flotte dans l’air ou à l’écriture simple, épurée, délicate, pudique qui capte à merveille les jeux de lumière, à ce regard ébloui sur la beauté de la nature, à ce goût à contre-courant de la lenteur et des silences avec ces phrases écourtées quand la parole advient comme elle peut, mais ce texte magnifique m’a replongée dans l’étrange impression de « temps suspendu » que j’avais ressentie à la lecture de La promesse (2009) d’Hubert Mingarelli avec lequel Antoine Choplin avait écrit en duo L‘Incendie en 2015. On retrouve dans La barque de Masao cette pureté de l’émotion, cette sensibilité, cette intensité évocatrice, cette poésie, cette profondeur, cette musique qui ensorcelle, vous prend au cœur et vous reste en mémoire. Une bulle magique dans ce monde guerrier, un grand moment de lecture et relecture. Dominique Baillon-Lalande (16/10/24) |
Sommaire Lectures Buchet-Chastel (Août 2024) 208 pages - 19,50 €
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